CLOUZOT : l’écriture dont l’encre est la lumière.

Cocteau : « Le cinéma, c’est l’écriture dont l’encre est la lumière. »

A l’occasion de l’anniversaire de sa mort (mais peut-être aussi de sa naissance, 1907-1977), la cinémathèque de Paris consacre une exposition dédiée au cinéaste Henri-Georges Clouzot jusqu’au 29 juillet 2018.
Connu pour sa réputation de metteur-en-scène tyrannique et masochiste, sondant les noirceurs de l’âme humaine dans ses thèmes récurrents de la trahison, le crime, la jalousie, la folie, la pulsion paranoïaque et le voyeurisme, il n’en est pas moins un des premiers grands plasticiens de cinéma, sculptant et façonnant la lumière de ses films, tel un orfèvre.

« Vous pensez que le mal se situe dans l’ombre et le bien dans la lumière? Mais où est l’ombre? où est la lumière? » dit un des personnages du Corbeau en faisant balancer la lampe du plafond.

Fasciné par la peinture depuis l’adolescence, il passe beaucoup de temps à dessiner, peindre, fréquenter des galeries, et signe même des préfaces consacrées aux bronzes, à l’art de la soie, aux arts décoratifs.

Pendant toute sa carrière, il n’aura de cesse de convoquer les arts plastiques dans ses films en soignant décors, couleurs, rythmes, comme un plasticien.
Il pratique également la photographie, dont une partie est exposée à la cinémathèque, où l’on peut admirer ses recherches formelles sur la couleur, le nu, la lumière, l’ombre, et la solarisation.

C’est grâce à ce travail de recherche qu’il parvient à associer deux types d’expression que tout pourrait opposer : le cinéma (art de la narration et de l’émotion impulsive) et les arts plastiques (apologie, dans leur composante moderne, de la forme libre, de l’abstraction, sans connexion obligatoire avec le réel et offerte à une méditation lente).

Si Le mystère Picasso  est un de ses films les plus connus sur l’art pictural, il convoque également les arts plastiques dans deux autres de ses films : La prisonnière, où il explore des recherches formelles et des géométries abstraites et cinétiques ; et L’enfer , film expérimental et pourtant narratif (une histoire de jalousie), œuvre grandiose et inachevée sur laquelle je me focaliserai en particulier, tant cet objet de cinéma a exploré de pistes visuelles sur la couleur et la lumière.

Terrain de jeu : Op art et art cinétique

Dans les années 1960,  la musique électro-acoustique et l’art optique sont à la mode. Clouzot envoie une équipe pour filmer l’exposition Formes nouvelles sur le Op Art aux Arts décoratifs où figurent des artistes emblématiques comme Victor Vasarely et Jesús-Rafael Soto.

Le courant de l’art optique et cinétique est fondé sur l’esthétique du mouvement et des illusions d’optique. Sculptures, peintures et installations remettent en cause notre vision du monde en jouant sur notre vibration rétinienne. Dès 1954, l’art cinétique désigne des œuvres d’art mises en mouvement par le vent, les spectateurs et/ou un mécanisme motorisé (exemple des Mobiles de Calder). Le mouvement de l’art optique et cinétique aura une grande influence sur la mode et la décoration, le design de mobilier et le design graphique, ainsi que sur l’architecture.

 

Dans le (passionnant !) documentaire de Serge Bromberg, on découvre comment Clouzot, très influencé par l’op art et l’art cinétique, profite d’un budget illimité (!) pour expérimenter dans toutes les directions et créer ainsi, un espèce de réservoir dans lequel Clouzot allait puiser son inspiration : disques avec spirales logarithmiques, jeux de miroirs, jeux d’eau, filtres de couleurs, effets stroboscopiques…

Toutes ces recherches visuelles, chromatiques et sonores ont pour but d’illustrer la folie de la jalousie filmée en caméra subjective. La vie quotidienne est filmée en noir et blanc, tandis que les fantasmes et les crises de jalousie sont filmés en couleur, où l’univers extérieur se déforme et laisse place à une vision surréaliste des choses.

Clouzot recrute spécialement plusieurs opérateurs (dont le fils de Vasarely !) pour s’occuper des effets spéciaux. Techniciens, acteurs, tout le monde se prête alors au jeu très sérieux de cette quête formaliste. Lancé dans un mouvement de spirale infernale, le réalisateur s’enferme de plus en plus à l’intérieur de sa création, jusqu’à la rupture brutale : son infarctus, provoquant l’interruption définitive du tournage.

L’aboutissement d’un chef-d’œuvre magistral tombe alors à l’eau mais pas oubliettes ! Quel gâchis me direz-vous? sans doute, mais on n’est aucunement frustré de l’inachèvement de l’œuvre, puisque l’excellent montage du documentaire nous montre à la fois le film et son making-of, laissant dans l’histoire du cinéma, une vision psychédélique et hallucinatoire d’une Romy Schneider sublimée par le génie et la folie de Clouzot.

Top 5 des recherches visuelles et lumineuses de Clouzot :
  • le maquillage à paillettes qui scintillent grâce aux lampes tournantes

  • le rideau d’eau qu’on traverse avec la langue

  • les éclairages tournants qui déforment les ombres du visage et changent les expressions

  • Le rouge à lèvre bleu, symbole de l’érotisme et de la perversion

L’idée de départ de ce maquillage était de pouvoir inverser les couleurs de l’environnement tout en gardant des couleurs réalistes pour la chair des acteurs. Du coup, il fallu badigeonner les acteurs en gris-vert, pour obtenir en négatif une peau rose et des lèvres rouges.

Voici ce que cela aurait pu donner si Clouzot avait inversé les couleurs.

Ce procédé a été également utilisé pour la scène de ski-nautique où l’eau devait apparaître rouge-sang :

  • et last but not least- mon préféré – même s’il est à peine perceptible dans le documentaire : les lunettes polarisantes bien sûr !

Celles de l’acteur donnent l’impression de se mettre à clignoter car l’opérateur fait pivoter le filtre polarisant devant la caméra. Quand les deux filtres (ceux des lunettes et celui de la caméra) sont perpendiculaires, les lunettes apparaissent noires. Quand ils sont orientés dans le même sens, les lunettes apparaissent transparentes. J’explique notamment le phénomène de la polarisation et de la biréfringence dans un de mes articles précédents ici.

Lorsque j’ai découvert le documentaire à sa sortie en 2009, il m’a semblé que Clouzot et son équipe avait exploré les effets de moirages des robes lorsqu’on les filmait avec un filtre polarisant (du moins un filtre rainuré) fixé sur la caméra.

J’avais pris des notes et fait quelques croquis à la sortie du cinéma, donc je ne crois pas l’avoir inventé. Et pourtant, ces extraits ne figurent pas dans le DVD ! Ai-je, moi aussi été victime d’hallucinations et de fantasmes ??!…

L’ensemble de ses œuvres a bien entendu influencé grand nombre de cinéastes et de plasticiens après lui (à voir d’ailleurs à la galerie Topographie de l’art une exposition d’œuvres d’artistes inspirés par Clouzot).
Mais qui a le plus pompé sur les recherches plastiques de l’Enfer ?

je vous le donne en mille : Michel Gondry dans son clip d’Etienne Daho !

On lui pardonnera bien entendu ce presque plagiat, étant donné l’influence non négligeable qu’il eut lui-même sur la plupart de mes créations… (hum)

Conclusion

Précipitez-vous sur la rétrospective de Clouzot à la cinémathèque et/ou sur le DVD L’enfer de Clouzot (version longue !) qui regorge de pépites visuelles.

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